Article écrit par un militant de Bordeaux et paru dans le Combat Syndicaliste n°232 – Mars/Avril 2011.

Nous sommes dans une tour de 18 étages, très belle. Nous sommes sur un palier quelconque, plutôt sombre. Nous sommes dans un appartement clair et agréable, avec une très belle vue. Et tout ça, c’est dans une cité de la banlieue bordelaise.

Si je me trouve tout seul dans cet appartement, si je n’ai pas envie de cuisiner, si nous risquons de rentrer tard ; si le moral est bas. S’il manque du café ou de la lessive, si la télé est en panne ou si quelqu’un n’a plus besoin d’un congélo, on peut compter sur nous, les voisins. On peut compter sur le voisin, même pour le tabac, un peu d’herbe, une bouteille de vin. Un doliprane ou mieux. On ne se rend jamais service, on donne sans aucune attente de retour. On s’aime bien, pas toujours, mais on ne se fâche jamais longtemps et on a appris tout doucement à se parler beaucoup.

Comme notre famille est à l’aise, nous c’est cette saleté de fric qu’on refile : courses, tabac, pinard, et des trucs en douce pour les gosses.

Une voisine, elle, s’occupe des relations de voisinage, un peu la secrétaire inter-palier, inter-tour, internationale quoi ! Quand on rentre tard, elle a cuisiné un petit truc, pour pas qu’on parte au lit le ventre vide. Et comme deux anars en couple, c’est électrique, des fois elle se permet de couper le courant ! Quand on lui donne quelque chose, elle nous en donne toujours une part, parce que c’est toujours trop pour elle ce qu’on lui donne. Et s’il faut accueillir des invités trop nombreux, il y a toujours un peu de place chez elle.

Une autre voisine survit de sa retraite. Elle, c’est la télé ou le congélo dont elle se sépare et dont elle nous fait profiter. Le chant de ses oiseaux sur le balcon, son sourire. Ses outils s’il y a besoin. Et son bon sens aiguisé par une vie au turbin.

Les jeunes du fond, on les connaît peu encore. Mais ils supportent gentiment avec le sourire et la poignée de main les éclats de voix dans le pallier quand les voisines s’échangent les dernières nouvelles et se partagent les choses à faire en fonction des projets de chacune ; du style : “mais c’est bon je le prends votre pain, je passe à côté !” ou “tu veux que j’en parle à mon docteur ? J’y vais.“ Les uns iront à Carrefour, d’autres prendront le camion pour aller chercher un truc chez un cousin… Et si personne ne veut bouger de chez lui, il y aura quelqu’un, toujours, qui se dévouera, souvent le même, mais il le sait aussi bien que nous. On peut compter sur lui. On peut compter sur nous et rien d’absolument nécessaire ne peut nous manquer. Entre nous, nous avons beaucoup de dignité et nous nous sentons responsables les uns des autres et surtout responsables de nous-mêmes. Nous n’avons convenu d’aucune morale, aucune règle. Bon nombre de nos amis sont communs. Il leur suffit de respecter ce que nous sommes pour le devenir : solidaires au-delà de nos différences, pourtant énormes. S’ils ont besoin de nous ou nous d’eux, pas de problèmes, ce sont comme des voisins qui seraient de passage, exotiques ou coutumiers. Chez nous ils sont chez eux. Nous ne sommes pas solidaires par affinité, mais au contraire amis par la solidarité qui nous unit. Et on se fout de savoir qui est anar, coco, de droite, qui va voter… On évite en général les mêmes cons dans nos relations, même si des fois on se trompe. On s’apprend des choses aussi et on parle parfois de choses sérieuses comme de la violence ou de la mort. Ils évitent de parler de Dieu à cause de moi, ça m’énerve.

Ce confort que donne la solidarité nous endormirait presque, tant il est suave et rassurant ; mais il nous redonne aussi la force d’aller voir et lutter pour ce que nous voulons vivre au delà du palier, de la tour, de la cité. Certains voisins s’économisent cet effort, c’est leur droit le plus absolu. Mais ils se servent de ce confort pour lutter contre d’autres souffrances, pour reconstruire des choses cassées, c’est déjà ça.

La solidarité n’est pas une arme, j’en témoigne. C’est simplement l’expression naturelle de l’humanité quand elle s’élève, comme dans une tour, loin des miasmes marécageux du pouvoir imposé à l’autre. C’est l’entraide de Kropotkine, qui n’a besoin ni de comptable ni de juriste, et certainement pas de chef !

Vous imaginez combien il doit y avoir de tours de 18 étages dans le monde ? Combien de paliers quelconques ? Combien de voisins ?
Ma tour, mon palier. Un minuscule bout du monde, mais un bout du monde quand même : le mien. Sans garde-frontière ni police des escaliers et ascenseurs. Mon palier, c’est peut-être le monde entier !

PS : je voulais témoigner de cette solidarité ordinaire au retour des journées libertaires organisées par les compagnons de Pau. J ‘ai ressenti à Pau cette même solidarité, naturelle : l’impression de me retrouver avec les copains de la FORA sur l’écran et nous dans l’amphi, via la vidéo-conférence, entre voisins ; de me retrouver avec les copains de Bordeaux chez Jonathan, comme un voisin de passage c’est à dire comme chez nous. Ou encore au local de la CNT de Pau, comme sur mon palier, dans ma tour, ma cité. J’en profite pour remercier ceux que j’ai croisé de les avoir connus. Mon palier va jusqu’à Pau, en passant par Buenos Aires et le reste du monde !